LE MONDE | 27.06.2018 à
02h01 • Mis à jour le 27.06.2018 à 07h20 |
Une longue enquête de l’agence de presse
Reuters et une étude approfondie de
l’ONG de défense des droits de l’homme Amnesty International (AI) apportent une
lumière inédite sur la chaîne de commandement et les unités de l’armée birmane
qui ont mené à partir de l’été 2017 une vague de répression d’une ampleur
inédite contre les Rohingya.
L’Organisation des Nations unies (ONU) a
qualifié les massacres, viols, incendies de villages et
autres violences perpétrés contre cette minorité musulmane d’« exemple même du nettoyage
ethnique ». Plus de 700 000 personnes ont depuis fui
la Birmanie pour se réfugier au
Bangladesh voisin, soit plus de 80 % de la population rohingya qui vivait
au début de l’été dernier dans le nord de l’Arakan.
Les nouveaux travaux, publiés l’un mardi 26 juin
par Reuters et l’autre mercredi 27 par Amnesty, montrent comment des
unités connues pour leur particulière brutalité lors de campagnes précédentes
dans des régions en proie à des insurrections armées, en particulier dans l’Etat
Kachin dans le Nord birman, ont été envoyées dès le début du mois
d’août 2017 dans l’Arakan, où vivaient les Rohingya auxquels le pays
refuse la citoyenneté.
« S’ils sont bengalis, ils
seront tués »
Des centaines de soldats de deux groupes d’infanterie
légère, les 33e et
99e divisions,
avaient été déployés au moins deux semaines avant que ne débute le massacre de
ceux que les Birmans qualifient de « Bengalis », les assimilant à des
étrangers. Ainsi, l’agencede presse Reuters a-t-elle trouvé des posts sur Facebook
d’un lieutenant, Kyi Nyan Lynn, prenant l’avion puis atterrissant à Sittwe, la
capitale régionale, le 10 août. « Ecrase les kalar, l’ami », commente un des
contacts du soldat, en référence au surnom péjoratif donné aux Rohingya. « Je le ferai »,
répond-il. « S’ils sont
bengalis, ils seront tués »écrit le soldat de 24 ans, le
lendemain.
Les éléments récoltés tendent à confirmer l’envoi
d’importants renforts dans la région, et donc l’intention du commandement
d’y augmenter les
opérations militaires. Le gouvernement civil, dont la plus importante figure
est la Prix Nobel Aung San Suu Kyi même si elle n’a aucun contrôle sur l’armée,
précisait alors que ces renforts visaient à apporter « paix, stabilité et sécurité ».
CES RENFORTS VISAIENT À APPORTER « PAIX,
STABILITÉ ET SÉCURITÉ »
La zone était déjà sous tension après une attaque
en octobre 2016 d’une nouvelle guérilla disant défendre la
cause de la minorité musulmane, l’Armée du salut des Rohingya de l’Arakan
(ARSA). Une hypothèse est que les renforts ont été envoyés dans la région
en réponse à plusieurs cas de disparition de membres de l’ethnie
bouddhiste locale, les Rakhine, qui s’étaient aventurés sur les collines ou
dans la forêt et pourraient avoir été tués par des insurgés de l’ARSA –
le conditionnel est d’usage ici, non pas pour minimiser les
attaques de ce groupe mais parce qu’aucun témoin direct de ces faits n’a été
identifié, les corps ayant été retrouvés plus tard.
Amnesty a recueilli le témoignage de 23 hommes
adultes et deux adolescents rohingya qui ont été torturés dans le courant du
mois d’août par l’armée birmane, pour tenter de
leur faire donner des
informations sur les membres de cette guérilla. A la station des forces
garde-frontière de Taung Bazar, les barbes des musulmans sont brûlées. Dans un
village du quartier de Rathedaung, ce sont leurs parties génitales. Ils ne sont
libérés qu’après versement d’un important pot-de-vin.
Villages incendiés, femmes
violées
Autour du 20 août, un chef de la 33e division
rassemble des responsables de villages rohingya des alentours dans la commune
de Chut Pyin et menace s’ils font quoi que ce soit de « mal » ou s’il
y a la moindre activité de l’ARSA dans les environs, de tirer directement
sur les Rohingya, sans distinction, selon Amnesty. « Nous nous sommes très mal comportés
dans l’état Kachin – et ce sont des citoyens. Vous n’êtes pas des citoyens,
donc vous pouvez imaginer ce
que ce sera », déclare à cette même occasion un responsable militaire,
cité par Reuters.
Dans la commune d’Inn Din, un chef militaire détaille,
selon un enregistrement obtenu par Amnesty : « Nous avons ordre de brûler le
village dans son intégralité s’il y a le moindre désordre. Si vous les
villageois ne restez pas tranquilles, nous détruirons tout. Nous commençons
l’opération. Si vous restez calmes, il n’y aura pas de problème. Sinon, vous
serez tous en danger. » A Taungpyoletwea, à la frontière
avec le Bangladesh, un commandant de la 99eexplique : « Si nous trouvons des terroristes,
nous réduirons votre village en cendres. Vous n’aurez pas de générations
futures », selon Reuters.
Survient alors l’attaque du 25 août, qui sera un
déclencheur : au milieu de la nuit, une trentaine de postes de police et
stations de garde-frontière sont la cible d’assaillants de l’ARSA, quelques-uns
munis de fusils mais pour la plupart de machettes, couteaux, et bâtons. L’armée
fera état de douze membres des forces de sécurité et 59 insurgés tués. Cette
attaque donne la justification à la vague répressive, au moment où la 33e avançait à
l’est et la 99e à
l’ouest de la chaîne montagneuse Mayu, où se seraient dissimulés les membres de
la guérilla.
L’armée birmane se déchaîne. Des villages sont
incendiés dès le lever du
jour le 25 août. A Chut Pyin où était la 33e, le 27 août, les soldats tirent
sur les hommes puis emmènent les femmes dans l’école où elles sont
violées : au moins 200 personnes sont tuées dans ce village ce
jour-là. Trois jours plus tard, le 30 août, dans le village de Min Gyi,
les soldats de la 99e séparent
les hommes des femmes et enfants sur la berge de la rivière. Les premiers sont
tués, par balle ou à la machette, les femmes sont forcées à observer le
massacre de leurs époux puis sont violées, ont la gorge tranchée ou sont
abattues à coups de crosse. Plus de 200 personnes sont tuées. Les
survivants fuient, le mot se répand vite dans les villages rohingya, bientôt
brûlés à leur tour.
Le chef de l’état-major épargné
L’Union européenne a imposé lundi 25 juin des
sanctions contre sept militaires birmans, dont les commandants des
33e et 99e divisions ainsi
que le général à la tête du bureau des opérations spéciales no 3, qui
supervisait le commandement occidental du Myanmar, nom officiel du pays. Ils
sont désormais interdits de voyage dans l’Union européenne (UE) et leurs avoirs
en Europe sont gelés, si toutefois ils en avaient.
L’UE s’est en revanche gardée
de cibler directement
le chef d’état-major, Min Aung Hlaing, qui avait été reçu à Bruxelles en novembre 2016
par la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, à l’heure où il
s’agissait encore d’accompagner l’ouverture birmane.
Min Aung Hlaing avait rencontré
les responsables de l’ethnie bouddhiste locale révoltée contre la présence des
musulmans seulement quelques jours avant les déploiements de troupes,
mouvements sur lesquels il a le dernier mot, selon un expert birman cité par
Reuters. Puis il avait déclaré, le 1er septembre 2017, soit six jours après le début du
nettoyage ethnique : « Le
problème bengali (traînant) de longue date était devenu un travail
inachevé », et s’était rendu dans la région le
19 septembre 2017.
Recevant les envoyés du Conseil
de sécurité des Nations unies le 30 avril 2018, Min Aung Hlaing leur
a expliqué, selon son compte Facebook, que les « incidents » en question étaient une « affaire interne » et
que « la communauté
internationale est intervenue parce que la question est exagérée ».
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