C'est en intervenant sur Facetime, relayé par le CNN turc,
que Recep Tayyip Erdogan a sonné le signal de la révolte contre le coup d'Etat,
dans la nuit du 15 juillet.
CNN
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Le coup d'Etat manqué de vendredi en Turquie
est une surprise. Même s'il trouve ses raisons dans les échecs sur les scènes
intérieure et internationale de Recep Tayyip Erdogan, qui devrait en sortir
plus fort que jamais.
Recep Tayyip Erdogan a dû avoir très chaud. En cette nuit
du 15 juillet 2016, par le biais de son téléphone portable et de Facetime, il est apparu soudain blême
et décomposé sur les écrans de la chaine CNN Türk. C'est pourtant à cet
instant, une heure et demie après le déclenchement du coup d'Etat militaire,
qu'il a entièrement retourné la situation.
Le même Erdogan
avait qualifié les réseaux sociaux de "pire atteinte pour la
société", à l'occasion des soulèvements populaires du mois de juin 2013,
jusqu'à bloquer l'accès à Twitter et à Facebook, en mars 2014, et même à
Youtube un peu plus tard - le pays a également atteint des sommets dans les
demandes de retrait de contenus sur Google.
Cela ne l'a pas empêché - lui a qui a porté aussi
notoirement atteinte
aux libertés de la presse, qui a muselé les moyens d'expression et fait
enfermer des journalistes indépendants - de demander au peuple de descendre
dans la rue via les réseaux qu'il avait muselés. C'est cette décision qui lui a
permis d'arrêter les putschistes.
Une immense surprise
En une nuit, la situation a été complètement reprise en
mains, ce qui pose des questions auxquelles il faut maintenant tenter de
répondre - même si une grande opacité continue
de recouvrir les événements.
Pour tous les observateurs, ce
coup d'Etat est une immense surprise, si bien qu'on ne connait toujours pas
les noms, les visages, les grades des meneurs. Plusieurs experts des rapports
de force en Turquie avaient récemment conclu, la semaine dernière encore, à des
rapports enfin normalisés entre l'armée et le pouvoir islamiste d'Erdogan.
Mystère? Il faut le lever.
Mais les racines de ce coup de force, elles, sont claires:
elles relèvent de la
concentration des pouvoirs à laquelle a procédé le président turc de
manière croissante et, parallèlement, elles résultent de l'affaiblissement de
la Turquie sur le plan sécuritaire et international.
La hiérarchie militaire prise de court
Sur le premier point, Il semble que le courant kémaliste,
qui reste fort dans les couches d'officiers de l'armée turque, ait décidé de
passer à l'action en espérant provoquer un effet d'entraînement auprès des
masses.
Ce n'est pas un schéma classique: lors
des coups d'Etat de 1960, 1971 et 1980, ce sont les généraux qui étaient à
la manoeuvre et les troupes obéissaient. Cette fois-ci, on a assisté à un
schéma apparemment inversé: non seulement la hiérarchie militaire, au niveau
des généraux, ne paraît pas avoir été de mèche, mais le chef d'Etat-major
lui-même a été retenu contre son gré et tenu au secret durant plusieurs
heures.
Il est probable qu'une cinquantaine d'officiers, ayant
accès aux blindés, aux hélicoptères et disposant d'une autorité sur leurs
hommes, constituent le noyau dur de la rébellion. Principalement des officiers
de la gendarmerie, l'une des cinq composantes des forces armées turques, et de
l'armée de l'air.
Leur agenda est ouvertement politique de
tendance kémaliste. Ils ont réclamé la restauration de "l'ordre
constitutionnel, la démocratie, les droits de l'homme et les libertés",
tout en se prononçant "contre l'autoritarisme". Leur incursion à
Istanbul et à Ankara a été foudroyante. Mais, sitôt passé l'effet de surprise,
les insurgés n'ont rencontré aucun soutien populaire, alors qu'ils comptaient
sans doute sur l'exaspération qu'engendre Erdogan auprès des couches urbaines
éduquées pour prendre le relais de leur action armée.
Triple échec
C'est là qu'ils ont totalement échoué. D'une part, les
kémalistes officiels, en l'occurrence le chef du parti CHP, ont pris fait et
cause pour l'ordre constitutionnel et n'ont absolument pas soutenu le
"coup". D'autre part, les généraux, ceux-là même qui, nommés ou
promus par Erdogan, avaient fini par trouver un terrain d'entente avec les
hommes au pouvoir, issus du parti dominant AKP, n'ont pas voulu un instant se
laisser entraîner contre les autorités civiles. Enfin, les hommes du peuple,
descendus dans la rue pour faire rempart de leurs corps contre les chars après
l'appel d'Erdogan, ont très vite démontré que pour s'emparer du pouvoir les
insurgés allaient devoir tuer en masse leurs compatriotes.
Sans doute les soutiens populaires de l'AKP, son ancrage
dans les couches laborieuses, les réseaux des mosquées et tout le maillage
social des islamistes ont-ils joué un rôle majeur dans la réaction
anti-putschiste. Il reste que la Turquie de 2016, ouverte au monde bien que
très nationaliste, n'est plus du tout celle de 1980. Les putschistes sont très
en retard sur la société civile, laquelle a démontré que l'aspiration
démocratique était désormais un acquis solide dans ce pays pourtant rompu aux
abus de pouvoir et à une violence politique chronique.
L'impopularité d'Erdogan
Ce qui conduit au second point. Les militaires rebelles
ont parié sur l'impopularité d'Erdogan en gageant que ses opposants
submergeraient ses partisans, que la fierté nationale provoquerait un sursaut
contre les échecs patents de la politique de sécurité intérieure (reprise
et intensification de la guerre contre le PKK kurde, avec de
sanglants attentats) et les errements de la politique extérieure de Recep
Tayyip Erdogan (aventurisme
pro-islamiste en Syrie, rupture avec l'Egypte, refroidissement
puis réchauffement avec Israël, fracture
avec la Russie, divergences avec les Etats-Unis au sujet du soutien apporté
par les Américains aux Kurdes de Syrie).
Il est indiscutable que le président turc a conduit son
pays dans une forme d'impasse, assortie de dérives narcissiques sultanesques.
Ce qui se mesure en particulier sur le terrain sécuritaire.
L'appareil répressif, pilier de l'Etat turc, a été mis en
échec par deux fois depuis le début de l'année 2016: en janvier, l'attentat
d'Istanbul, tout près de la mosquée bleue, a fait 12 victimes. Le 28 juin
dernier, c'était l'aéroport
Atatürk d'Istanbul qui était ravagé - 43 morts.
Dans les deux cas, il les attaques étaient signées Daech,
organisation criminelle vis-à-vis de laquelle le régime d'Erdogan a fait preuve
d'une complaisance coupable et d'un soutien évident bien qu'indirect, avant de
se retourner tardivement contre le même Etat islamique (sur l'insistance
appuyée des Américains), en 2015. Une sinusoïdale meurtrière, qui prouve
l'échec total de la ligne suivie par Erdogan en Syrie et qui a fait perdre à
Ankara une grande partie de son crédit international.
Les putschistes du 15 juillet 2016 se sont soulevés pour
montrer que l'armée ne tolérait pas que d'Etat
fort, la Turquie soit devenue un pays faible. Recep Tayyip Erdogan va leur
donner maintenant raison, à leur détriment. Il emploie la manière forte pour
mater définitivement toute contestation, à commencer par une
véritable épuration dans les rangs des forces armées. Et achever la
concentration des pouvoirs entre ses mains.
Par Christian Makarian,
publié le
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