Javier
Cercas, l’un des grands écrivains espagnols, vit en Catalogne et se considère
comme catalan. Il voit dans le récent «coup d’Etat» catalan, le dernier des
coups de fouet, peut-être le plus grave, du populisme nationaliste qui a
engendré Trump et le Brexit.
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En Catalogne, une dangereuse fiction narcissique
J’écris depuis l’un des endroits les plus privilégiés au
monde, la Catalogne. Cet endroit, les deux derniers mois, semble parfois décidé
à se suicider, flirtant avec l’affrontement civil et la ruine économique. La
cause immédiate de cette folie est un coup ou auto-coup d’Etat, prémédité avec
soin et effectué au parlement catalan, les 6 et 7 septembre derniers.
Violant
toutes les règles démocratiques, négligeant le rejet des propres juristes de ce
parlement et des partis d’opposition, qui laissèrent l’hémicycle à moitié vide,
les politiciens indépendantistes ont promulgué plusieurs lois qui, non
seulement prétendaient bouleverser l’ordre juridique démocratique afin de
proclamer la République catalane, mais aussi nous laisser, nous les Catalans, «à la merci d’un pouvoir sans limites»
– pour reprendre les mots par lesquels le Tribunal Constitutionnel a qualifié
la première de ces lois, en même temps qu’il l’annulait.
L’expression «coup d’Etat» semblera inapproprié à ceux qui
ne savent peut-être pas que les meilleurs coups d’Etat se font sans violence,
précisément parce qu’ils ne ressemblent pas à des coups d’Etat. D’autres ne
seront pas étonnés. Par exemple, ceux qui ont lu, sur cette question, un
manifeste signé en Espagne par plus de soixante-six philosophes du Droit. Ou
encore ceux qui se rappellent ce qu’a écrit le juriste Hans Kelsen dans sa Théorie générale du Droit et de l’Etat :
un coup d’Etat a lieu quand l’ordre juridique d’une communauté est annulé et
remplacé, sous une forme illégitime, par un nouvel ordre. Que peut bien
signifier la phrase terrifiante du Tribunal Constitutionnel que j’ai citée,
sinon que le gouvernement catalan autonome a tenté d’écraser la
démocratie ? En tout cas, le résultat de ce coup ou auto-coup d’Etat est
que, depuis deux mois, la Catalogne est coupée en deux : une moitié (ou un
peu moins) vit par moments dans l’euphorie, pour ne pas dire l’extase ;
l’autre moitié (ou un peu plus) vit dans la panique.
Y-a-t-il des responsables de cette division
mortelle ? Naturellement : ce sont les politiciens, banquiers,
entrepreneurs, hommes d’affaires, intellectuels, économistes, journalistes et
activistes, avec des noms et des prénoms, qui, surtout depuis la mi-2012, ont
provoqué des avalanches de mensonges – répandus ces temps-ci par Vladimir
Poutine avec le désintéressement qui le caractérise –, et provoqué la crue
spectaculaire de l’indépendantisme catalan. En très peu de temps, celui-ci est
passé de 15 à 20% des votes à 47%, lors des dernières élections. Ces
mensonges de masse relativiseraient presque ceux qui ont contribué à la
victoire de Trump ou au Brexit, et tel devrait bien être le sens actuel du
problème catalan pour l’Europe : il est le dernier des coups de fouet,
peut-être le plus grave, du populisme nationaliste qui a engendré Trump et le
Brexit.
Que promettent les sirènes de l’indépendantisme ? Non
pas le paradis, bien sûr, mais quelque chose qui lui ressemble tellement,
tellement, tellement, qu’on peine parfois à l’en distinguer. Bien sûr, la
moitié des votants n’aurait pas pu croire en cette fable si elle n’était
accompagnée par une fable complémentaire, celle que nous autres, Catalans, nous
nous contons à nous-même depuis le retour de la démocratie. Selon cette fable,
l’Espagne n’est pas sortie du franquisme et les Espagnols sont quasi par
définition autoritaires, paresseux, acariâtres, réactionnaires, oppresseurs,
des gens par essence différents de nous, qui nous détestent en douce et vivent
à nos crochets. La Catalogne est en effet l’une des communautés les plus riches
d’Espagne et, selon les propres rapports du gouvernement catalan, ce sont les
Catalans les mieux pourvus qui votent le plus pour les indépendantistes.
Toujours selon cette fable, nous autres, Catalans, sommes le contraire des
Espagnols : des gens joyeux, cultivés, bons, travailleurs, pacifiques,
européanisés, culturellement et économiquement opprimés et historiquement
asphyxiés par la brutale rapacité espagnole.
Cette fiction narcissique a été nourrie par les
gouvernements nationalistes successifs, qui ont bénéficié depuis le retour de
la démocratie d’un énorme pouvoir et d’une grande quantité d’argent. Argent
qui, ces derniers temps (ou peut-être depuis le début), a été utilisé pour la
cause indépendantiste, avec une absolue déloyauté envers l’Etat espagnol, l’un
des plus décentralisés au monde. Bien sûr, comme tout grand mensonge, cette
autofiction complaisante est fondée sur de petites vérités. Elles ont pour la
plupart grandi du fait des multiples erreurs commises par les gouvernements
espagnols successifs. La dernière a eu lieu le jour du référendum frauduleux du
1er octobre, où le gouvernement catalan prétendait légitimer une rébellion
contre la démocratie au nom de la démocratie, tandis que le gouvernement
espagnol tentait laborieusement de réprimer un coup d’Etat du XXIe siècle avec
des méthodes du siècle précédent. Tout ceci a créé, chez des hommes de bonne
volonté, l’illusion traître, rétrograde et non solidaire que, une fois
débarrassée de l’oppression espagnole, la Catalogne serait le Danemark, ou au
moins la Suisse, et que nous, les Catalans, serions libres et heureux.
J’ai dit : des hommes de bonne volonté, et je le répète.
On pourra objecter que ceux qui voient la moitié de leurs
concitoyens en état de panique et continuent d’alimenter des fantaisies
suprémacistes, ne sont pas de si bonne volonté. Erreur. Tandis que j’écris ces
lignes, certains responsables de ce désastre – sept ex-conseillers du
gouvernement catalan – ont été incarcérés par un juge qui les accuse de délits
d’une grande gravité. D’autres sont déjà depuis plusieurs jours en prison, tels
les deux principaux dirigeants de l’Assemblée Nationale Catalane et d’Omnium
Cultural, deux organisations civiles extrêmement puissantes et disciplinées
sans lesquelles rien de tout ceci n’aurait pu avoir lieu. Il est probable que
d’autres suivent bientôt le même chemin, et d’abord l’ex-président catalan
Carles Puigdemont, qui a fui en Belgique et contre qui la justice espagnole a
lancé un mandat d’arrêt. Mais beaucoup d’autres ne répondront pas de ce qu’ils
ont fait : les banquiers, hommes d’affaires, intellectuels, économistes,
journalistes et activistes mentionnés plus haut. Certains d’entre eux, au
dernier moment et désespérément, ont tenté d’éviter la proclamation unilatérale
de la République catalane et sa conséquence logique, l’intervention de l’Etat
pour rétablir la légalité démocratique. Bien entendu, il était trop tard. On ne
peut arrêter d’un coup une locomotive roulant à fond et conduite par un
fanatique, même quand on l’a soi-même mise en marche.
A ceux-là, j’imagine qu’il n’arrivera rien. Ils ne
paieront pas pour ce qui a eu lieu. En revanche, les hommes de bonne volonté à
qui l’on a menti, si, et, avec eux, tous les Catalans : on a vu comment,
ces dernières semaines, toutes nos banques et environ 2000 entreprises, à
commencer par les plus importantes, ont fui la Catalogne. Et, si nous ne
réglons pas rapidement ce problème, les Espagnols et les Européens le
paieront à leur tour, car il ne faut pas s’y tromper : ce qui est en
jeu en Catalogne n’est pas seulement l’avenir de la Catalogne, ni même celui de
l’Espagne, mais celui de l’Europe entière. La désintégration de l’Espagne
mettrait en danger l’unité et la stabilité de l’Europe. Quoiqu’il advienne, je
n’ai aucun doute sur ce point : nous vivons en Catalogne un phénomène que
nous avons souvent vu dans l’histoire, en particulier dans la récente et
malheureuse histoire de l’Europe : soigneusement intoxiquées par de
vénéneuses fantaisies, les meilleures personnes sont capables de commettre les
pires erreurs.
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