Des réfugiés rohingyas marchant en direction d'un camp au Bangladesh, le 2 novembre dernier. Dibyangshu Sarkar/AFP |
Plus de 600 000 Rohingyas ont fui vers le
Bangladesh voisin, à pied, en bateau, victimes d’atrocités
et de violences systématiques commises par les forces armées dans l’État de
Rakhine, le plus pauvre du Myanmar.
Aung San Suu Kyi, leader du gouvernement civil, a effectué
une visite, le 2 novembre – pour
la première fois depuis le début des attaques –, de cet État. Nombre de
médias occidentaux ont critiqué
le rôle de l’armée et la position d’Aung San Suu Kyi. Son statut de
lauréate du Prix Nobel de la Paix a été largement remis en question depuis la
révélation de nouvelles preuves d’atrocités.
Persécutions ethniques
Les différences religieuses et ethniques ont été largement
considérées comme la principale cause de leur persécution. Le Myanmar abrite 135 ethnies
officiellement reconnues, liste dont les Rohingyas ont été exclus en 1982.
Si les récentes vagues
de violences ont été exacerbées, début septembre, par l’activité de
l’Arakan Rohigya Salvation Army (ARSA), considérée comme
« terroriste » par les forces birmanes, il devient cependant de plus
en plus difficile d’ignorer d’autres facteurs.
Groupes ethniques majoritaires au Myanmar. Al
Jazeera
Il est notamment important d’aller au-delà des différences
ethniques et religieuses et de se plonger dans les causes profondes de la
persécution qui a provoqué le déplacement forcé des populations rohingyas, les
plongeant dans un état de dénuement extrême.
Des intérêts politiques et économiques contribuent, en
effet, aux déplacements des ethnies, non seulement celui des Rohingyas mais
aussi d’autres minorités comme les Kachin, les Shan, les Karens, les Chin et
les Mon.
Accaparement des terres
L’accaparement et la confiscation des terres sont
ainsi des pratiques anciennes largement répandues au Myanmar.
Depuis les années 1990, les différentes
juntes militaires qui se sont succédé à la tête du pays ont confisqué les
terres de petits propriétaires à travers le pays, sans compensation et
quelle que soit l’ethnie ou la religion concernée.
Les terres ont souvent été acquises pour des « projets
de développement », y compris pour des extensions de bases militaires,
pour l’exploitation et l’extraction de ressources naturelles, pour de grands
projets agricoles ou d’infrastructures et, enfin, pour développer le secteur du
tourisme. Par exemple, dans l’État de Kachin, l’armée a confisqué plus de 500 acres
de terres appartenant aux villageois pour soutenir l’exploitation extensive de
mines d’or.
Le développement à marche forcée du pays a conduit au
déplacement de milliers
de personnes, à la fois à l’intérieur et à travers les frontières du
Bangladesh, de l’Inde et de la Thaïlande, ou les a obligées à se rendre par la
mer en Indonésie, en Malaisie ou en Australie.
En 2011, le Myanmar a mis en place des réformes
économiques et politiques importantes qui lui ont valu le surnom de « dernière
frontière de l’Asie ». Le pays s’est tout particulièrement ouvert aux
investissements étrangers. Peu de temps après, en 2012, de violentes attaques
se sont produites contre les Rohingyas dans l’État du Rakhine et, à une moindre
échelle, contre
les Karen. Au même moment, le gouvernement du Myanmar a promulgué plusieurs
nouvelles lois sur la gestion et la distribution des terres cultivables.
Ces changements ont été largement
critiqués car ils ont ouvert la voie à de grandes entreprises pour
l’exploitation de terres. Par exemple, des multinationales agroalimentaires
comme POSCO, Daewoo ont fait irruption avec
enthousiasme sur le marché de ce nouvel eldorado grâce aux contrats conclus
avec le gouvernement birman.
Une région très convoitée
Par ailleurs, le Myanmar est géographiquement proche de
pays qui lorgnent de longue date sur ses ressources, par exemple la Chine
et l’Inde. Depuis les années 1990, des entreprises chinoises
exploitent ainsi le bois, les fleuves et les minerais dans l’état de Shan au
Nord.
Ceci a conduit à un violent conflit armé entre le régime
militaire et des groupes armés, y compris l’Organisation pour l’indépendance du
Kachin (OIK) et ses alliés dans l’est de l’État du Kachin et le nord de l’État
de Shan.
Dans l’État de Rakhine, les intérêts
chinois et indiens
s’inscrivent dans une relation plus large entre ces deux pays. Ces intérêts
consistent principalement en la construction d’infrastructures et de gazoducs
dans la région. De tels projets prétendent garantir l’emploi local ; les
frais de transit et les revenus du pétrole et du gaz doivent normalement
bénéficier à tout le Myanmar.
Parmi ces nombreux projets, la construction
d’un gazoduc transnational, construit par la China National Petroleum
Company (CNPC), reliant Sittwe (la capitale de Rakhine) à la ville de Kunming,
en Chine, a commencé en septembre 2013. D’autres
projets, plus importants, existent pour exploiter le pétrole et le gaz du
Myanmar depuis le gisement de Shwe vers Guangzhou, en Chine.
Gazoduc du champ de Shwe vers la Chine. Shwe Gas Movement
Un gazoduc
parallèle est aussi en cours de construction afin d’acheminer le pétrole du
Moyen-Orient depuis le port de Kyaukphyu vers la Chine. Toutefois, la
Commission de Conseil de l’État de Rakhine incite
fortement le gouvernement du Myanmar à mener une étude d’impact exhaustive.
Or, la Commission reconnaît
que les gazoducs mettent les communautés locales en danger. Des tensions
persistent en raison des saisies de terres, de compensations financières
insuffisantes pour les dégâts causés et la dégradation de l’environnement. Les
populations concernées déplorent aussi un afflux de travailleurs étrangers
plutôt qu’une augmentation des possibilités d’emploi pour les locaux.
Les littoraux ne sont pas non plus épargnés. Le port marin
en eau profonde de Sittwe a
été financé et construit par l’Inde dans le cadre du Projet de transport de
transit multimodal de Kaladan. Son but est de relier l’État de Mizoram en Inde
avec le golfe du Bengale.
Les zones côtières de l’État de Rakhine revêtent
clairement une importance stratégique à la fois pour l’Inde et pour la Chine.
Le gouvernement du Myanmar a donc particulièrement intérêt à chasser des terres
riches des populations devenues encombrantes afin de dynamiser une croissance économique déjà
forte.
Tout ceci se déroule dans le cadre de manœuvres
géopolitiques plus larges.
La vulnérabilité des minorités aggravées
Au Myanmar, les victimes de confiscations de terres
étaient déjà souvent dans une situation de grande vulnérabilité. À cet égard,
le traitement
des Rohingyas dans l’État de Rakhine est l’aspect le plus visible de cette
réalité.
Quand un groupe est marginalisé et opprimé, il lui est
d’autant plus difficile de protéger ses droits, y compris ses propriétés. Cette
difficulté, pour les Rohingyas, a été accrue par la révocation
de leur citoyenneté birmane.
Un camp de réfugiés rohingyas près Sittwe.
Thomas Johnson
Depuis la fin des années 1970, environ
un million de Rohingyas ont fui le Myanmar pour échapper à la persécution.
Or, ils sont souvent dramatiquement marginalisés dans leurs pays hôtes. Alors
qu’aucun pays ne semble vouloir prendre ses responsabilités face au désastre,
ils sont soit encouragés soit forcés à traverser continuellement la frontière.
En définitive, la tragédie des Rohingyas n’est que la
partie émergée d’une oppression économique et sociale visant de nombreuses
minorités ethniques à travers le Myanmar et dans les pays limitrophes. La
pertinence et la complexité des problèmes religieux et ethniques au Myanmar
sont indéniables. Mais nous ne pouvons pas ignorer le contexte politique et
économique et les causes profondes qui, bien souvent, ne sont pas non mises en
lumière.
6 novembre 2017, 23:39 CET
Giuseppe
Forino, Jason von Meding et Thomas Johnson
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