L’affaire
est emblématique de la mise au pas de la presse par le pouvoir en Turquie. Cinq collaborateurs, piliers du journal d’opposition
Cumhuriyet, accusés d’« activités terroristes »,
comparaissaient de nouveau lundi 25 septembre devant un tribunal
d’Istanbul. Lors de l’ouverture du procès, à la fin de juillet, la justice avait refusé de les remettre en
liberté provisoire, contrairement aux sept autres collaborateurs du quotidien,
arrêtés en octobre.
Lundi soir, le tribunal a ordonné la remise en liberté de
l’un des quatre journalistes, Kadri Gursel, mais le maintien en détention des
quatre autres accusés. Le juge a décidé que M. Gursel, l’une des figures les
plus respectées du journalisme en Turquie, pouvait être
libéré après onze mois de détention, même s’il doit être jugé pour « activités terroristes ».
Le procès a été ajourné au 31 octobre.
A cette occasion, Johann Bihr, chargé de la Turquie au sein de Reporters
sans frontières (RSF), fait le point sur la situation « dramatique de la presse »
en Turquie, soumise à une « répression
sans précédent » depuis le putsch manqué
du 15 juillet 2016.
Quel est l’état de la presse aujourd’hui en Turquie ?
Il est dramatique. La Turquie occupe la 155e place sur 180 au classement de la liberté
de la presse établi par RSF. C’est d’autant plus désastreux qu’il y a quelques
années le pays connaissait un pluralisme médiatique important. Pour faire
taire
l’opposition, il a fallu jeter
en prison plus de cent journalistes. La répression des médias est sans précédent
depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016.
La Turquie est aujourd’hui la plus grande prison pour
journalistes du monde. La
plupart sont en détention provisoire. Leurs avocats ont un accès limité aux
actes d’accusation, comme c’est le cas pour les affaires liées au terrorisme.
Ni jugés ni condamnés, la situation de ces journalistes s’éternise depuis plus
d’un an.
Y a-t-il encore des journalistes critiques qui peuvent exercer
leur travail ?
Oui, mais très peu. Près de 150 médias ont été fermés
depuis le coup d’Etat raté. Il n’y a plus de chaîne de télévision critique, et
seulement une poignée de journaux d’opposition. Cumhuriyet en fait partie, mais aussi Birgün et Evrensel, deux journaux de
gauche, et le nationaliste Sözcü.
Mais ces titres ne représentent presque plus rien en termes de tirage (le
nombre d’exemplaires) et d’influence.
Toutes ces intimidations et menaces entretiennent un climat de peur, très prégnant
aujourd’hui en Turquie
Ils sont harcelés par le régime, et baignent dans une
atmosphère malsaine entretenue par les médias aux ordres de l’Etat. L’hostilité
dont ils font l’objet peut encourager
des éléments déséquilibrés à passer
à l’acte. Un présentateur de CNN Türk, Ahmet Hakan, a ainsi été agressé et
hospitalisé après un éditorial au vitriol d’un journaliste progouvernemental.
Toutes ces intimidations et ces menaces entretiennent un climat de peur, très
prégnant aujourd’hui en Turquie.
Quelle influence cela a-t-il sur la ligne éditoriale des
derniers journaux d’opposition ?
Il y a eu beaucoup d’autocensure. Mais il y a toujours un
petit noyau dur, soutenu par une constellation de militants et de défenseurs
des droits de l’homme, qui résiste et continue sur la même ligne. Et ce, malgré
le harcèlement et la marginalisation croissante.
Comment la libération du journaliste français Loup Bureau
a-t-elle été accueillie par les journalistes d’opposition en Turquie ?
Personne, sans doute, n’y a vu un signe d’espoir, car ce
qui s’est joué relevait de tractations bilatérales entre la France et la Turquie,
sans affecter
leur sort. Son arrestation, en revanche, a été perçue comme un signe
inquiétant. Pour eux, une ligne rouge a été franchie. De plus en plus de
journalistes étrangers se font expulser
et confisquer
leur carte de presse. Cela montre la détermination du régime à éliminer
toute voix critique.
Au-delà des médias traditionnels, ceux en ligne sont eux
aussi devenus un enjeu important pour le pouvoir, qui cherche à les contrôler.
Y parvient-il ?
Il y a une grande résistance sur Internet, mais aussi de
plus en plus de pression. Cela a commencé avec le mouvement de révolte
de 2013 contre le régime Erdogan, où les réseaux sociaux avaient joué
un rôle majeur. Le mécanisme de censure s’est nettement étoffé. Les
fournisseurs d’accès à
Internet ont désormais l’obligation de bloquer,
dans les quatre heures, toute page Web sur ordre du gouvernement. Cela va de
paire avec une intimidation croissante. Beaucoup de gens sont arrêtés pour un
simple tweet, comme c’est le cas pour de nombreux journalistes emprisonnés.
En août, trente-cinq mandats d’arrêt ont été émis contre
des journalistes et collaborateurs de médias pour avoir
utilisé la messagerie Bylock
Depuis juillet 2016, c’est encore pire. La
surveillance du Web est de plus en forte. Le régime est notamment parti en
chasse contre le logiciel de
messagerie cryptée Bylock. Comme les membres du mouvement de Fethullah Gülen
(l’ennemi juré d’Erdogan) l’utilisaient, le pouvoir est persuadé que tous ceux
qui s’en servent sont liés à lui, et complices des putschistes. En août,
trente-cinq mandats d’arrêt ont été émis contre des journalistes et des
collaborateurs de médias soupçonnés de lien avec la confrérie Gülen pour avoir
utilisé cette messagerie.
A la moindre crise, le régime n’hésite pas non plus à
bloquer YouTube, Facebook et Twitter, très populaire en Turquie,
pendant plusieurs jours. Quelques sites d’infos critiques parviennent malgré
tout encore à exister,
comme Medyascope.
Mais pour combien de temps ?
Que peut faire l’Union européenne face à la
dérive autoritaire d’Erdogan ?
L’Union européenne n’est hélas plus le vecteur le plus
influent, car les perspectives d’adhésion ne sont plus un levier aussi
important qu’avant. L’Union européenne a sans doute sa part de responsabilité,
car beaucoup d’Etats membres n’étaient pas prêts à accueillir
la Turquie. De part et d’autre, tout le
monde sait que les négociations sont au point mort et ne conduiront nulle
part. Mais l’Europe pourrait faire
plus.
On sait que la Turquie est un partenaire stratégique
concernant les migrants et le terrorisme. Mais un dialogue franc et sincère
doit aussi pouvoir exister. Au-delà de l’UE, le Conseil de l’Europe, dont la
Turquie est membre, doit aussi jouer
son rôle.
Concernant la situation des
journalistes turcs emprisonnés, RSF en appelle à la Cour européenne des droits
de l’homme. Elle est aujourd’hui leur seul recours. Il y a urgence, car
certains sont vieux et malades.
LE MONDE |
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