Il faut aller bien loin du centre de Tokyo pour trouver
l'endroit. Prendre le train, direction l'ouest de l'immense agglomération, pour
arriver dans la paisible (et excentrée) ville de Kodaira. La spécialité de
cette municipalité? Elle abrite pas moins de six universités différentes. Dont
sans doute la plus secrète et la plus mystérieuse de tout le Japon: la Chôsen
Daigakkô, l'université du régime nord-coréen, un établissement officiellement
financé directement par Pyongyang.
Rien de secret en apparence, mais le lieu est difficile à
trouver. Éloignée de la la gare de la ville –dont le nom est d'ailleurs
transcrit en japonais et en coréen– et paisiblement installée à l'écart du
centre-ville, à côté d'un bois, l'université vit repliée sur elle-même, entre
ses dortoirs d'étudiants et sa grille sous bonne garde. Derrière ces murs
austères, loin de l'ambiance mi-studieuse, mi-joyeuse des facs de Tokyo, la
Chôsen Daigakkô remplit son œuvre: apprendre aux étudiants –quasiment tous des
Nord-Coréens vivant au Japon– la littérature, les sciences, le management ou
les langues étrangères teintés des préceptes du Juche, l'idéologie lancée par
l'ancien président Kim Il-sung, grand-père de l'actuel maître de Pyongyang Kim Jong-un. Le tout,
sans que Tokyo, qui doit faire face à la menace des missiles nord-coréens, n'y
trouve grand-chose à redire.
Et pour cause: derrière cette université d'un genre
particulier, on trouve un puissant organisme présent au Japon depuis 1955, le
«Chôsen Sôren» (parfois appelé aussi «Chongryon»), l'association qui regroupe
les intérêts des Nord-Coréens vivants au Japon. Située en plein cœur de Tokyo,
la structure défend les intérêts de ceux fidèles au régime de Pyongyang (et en
aucun cas de ceux ayant fait «défection»), dont la présence remonte à la
colonisation japonaise de la péninsule coréenne (1905-1945). Ceux qui ont fait
souche au Japon se sont structurés et sont restés proches de la mère-patrie, et
de son idéologie, après la partition de la Corée à la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Une organisation similaire existe d'ailleurs pour les Sud-Coréens.
Business du pachinko.
Le Chôsen Sôren a su faire fructifier les affaires de sa
communauté. «Certains membres du
Chêsen Sôren sont très riches car ils tiennent le business très lucratif du pachinko au Japon», explique Sachio
Nakato, spécialiste des relations avec la Corée du Nord à l’université
Ritsumeikan de Kyoto. Le pachinko,
ce mélange entre le flipper et la machine à sous, est pour l'instant la seule
forme de jeu d'argent autorisé au Japon (en attendant l'arrivée des casinos,
qui viennent d’être légalisés) et génère pas loin de 200 milliards de dollars
de recettes dans quelques 12.000 établissements. Une manne pour certains
groupes, dont les Nord-Coréens, qui se sont lancés dans cette activité peu
valorisante dans la société japonaise classique.
«Une partie de
l'argent généré est ainsi renvoyé en Corée du Nord. Nous ne savons pas combien
exactement, mais c'est cet argent qui sert à financer le réseau scolaire
nord-coréen dans le pays. Si c'est donc officiellement Pyongyang qui signe les
chèques, c'est le Chôsen Sôren qui injecte le cash.»
Une université qui se finance seule et qui a donc la
possibilité de se déclarer comme un établissement privé qui sort du giron des
autorités éducatives japonaises. Pas de subvention d'un côté, mais une
liberté totale d'enseignement de l'autre, a fortiori dans un Japon qui reste un
État de droit. Une situation qui accentue d'autant plus le caractère totalement
«insulaire» de l'établissement.
Pour y rentrer, le recrutement se fait quasi-exclusivement
parmi les quelques 70 lycées nord-coréens qui quadrillent le territoire. Pour
certains de ces jeunes, d'ailleurs, l'entrée dans une université du pays étant
soumise à un examen spécial (leurs écoles n'étant pas reconnues dans le système
officiel), la Chôsen Daigakkô est le seul débouché. Et que peuvent espérer
professionnellement les étudiants de cette université pas comme les autres
quand on arrive diplômé en ayant le double désavantage d'être Nord-Coréen et
d'avoir suivi une formation aussi atypique? D'après les rares informations qui
fuitent sur le devenir des étudiants, la plupart finissent par travailler dans
des organisations ou des entreprises gérées par le Chôsen Sôren. Ceux qui
auront particulièrement brillé lors de leurs cursus peuvent espérer devenir
enseignant... à la Chôsen Daigakkô.
Influence et espionnage
Mais l'établissement a peut-être d'autres objectifs que
les seules questions de formation pédagogique des jeunes Nord-Coréens résidant
au Japon. Derrière la vitrine respectable d'une formation universitaire d'un
genre un peu particulier, la Chôsen Daigakkô reste aussi un élément d'influence
d'un régime étranger avec qui les relations restent tendues à l'extrême.
Pyongyang continue de faire survoler ses missiles dont les derniers, en
septembre, ont
atteint la zone économique exclusive du Japon. Et Tokyo, dans son discours
politique, n'hésite pas à mettre en avant une menace venue de Corée du Nord
pour justifier sa volonté de remilitarisation.
En filigrane, entre les deux pays, se pose la délicate
question du renseignement. L'établissement est clairement un lieu sensible. Une
source anonyme proche de l'université, la seule qui ait accepté de parler, nous
explique «qu'il y a déjà eu au
moins un cas très litigieux avec un professeur. Il était suspecté d'activités
d'espionnage et a été arrêté au Japon. Je le connaissais personnellement, et il
accompagnait des groupes de chercheurs en Corée du Nord. Il était également
impliqué dans des activités de soutien d'agents secrets en Corée du Sud».
Et son arrivée au Japon pour continuer ces missions de renseignement mettait
aussi cruellement en lumière certaines carences de l'île dans le domaine du
renseignement: «Les lois de
sécurité nationale en Corée du Sud sont particulièrement strictes. Or, c'est
encore loin d'être le cas au Japon, où il est plus facile de mener des
activités d'espionnage.»
Un aveu qui, s'il doit rester sujet à caution –il ne nous
sera dévoilé ni le nom ni la nationalité du professeur– pose la question de
l'ouverture de l'université au reste de la société japonaise, d'autant que
plusieurs étudiants possèdent la double nationalité japonaise et nord-coréenne.
De rares étudiants japonais décident même de tenter l'aventure et sont
considérés comme des «étudiants internationaux» dans leur propre pays. Ils ont
alors accès à un cursus spécial, avec des «cours de culture» et un programme
linguistique intensif.
Il reste de toute façon difficile de connaître le contenu
exact de tous les enseignements et de tous les cursus délivrés dans
l'établissement. Le site de l'université –d'un autre âge, et pas
particulièrement avenant– ne donne guère de détails, et aucune de nos demandes
d'interview ou de rencontres n'a donné de résultat. Vice Japan avait réussi le
petit exploit d'avoir été autorisé à filmer un documentaire sur l'université.
Mais le reportage, long d'une dizaine de minutes, semble avoir répondu à des
conditions très strictes: seuls une poignée d'étudiants, jamais pris sur le
fait, répondent aux questions, et les images montrent surtout des clichés très
calibrées de la vie de l'université censées décrire des jeunes modernes,
travailleurs et qui se déplacent en masse pour aller soutenir leurs
représentants à une compétition de ping-pong…
«Un outil de lobbying»
L'existence de la Chôsen Daigakkô fait ressurgir un
dernier point gênant pour les autorités japonaises: les soutiens inévitables
dont jouit l'établissement dans une partie des élites locales et qui lui
permettent d'exister ainsi au grand jour. Des soutiens qui montrent que l'image
d'une classe politique japonaise faisant bloc contre l'ennemi nord-coréen est
loin d'être si évidente que cela: «Le
Chôsen Sôren est aussi un outil de lobbying qui essaie de développer de bonnes
relations avec des responsables politiques, ou des intellectuels qui sont
favorables au développement de bonnes relations entre la Corée du Nord et le
Japon», explique Sachio Nakato. Qui rappelle que ces établissements
ont malgré tout des détracteurs dans un contexte de raidissement des relations
internationales: «Ne croyez pas
que ces écoles soient totalement acceptées par les Japonais. Les Nord-Coréens
restent méfiants et il doivent aussi subir des attaques.»
En 2016, plusieurs gouvernements locaux ont annoncé leur
volonté de mettre fin à leur soutien auprès des écoles coréennes,
officiellement pour des raisons budgétaires, face à des finances contraintes.
Une disposition qui concerne les lycées, ce qui impacterait nécessairement
l’université en bout de chaîne. Une partie de la gauche japonaise s’est
cependant émue d’autorités qui veulent faire payer à des jeunes ayant grandi au
Japon la politique de Pyongyang, dont ils ne sont pas responsables. Une
considération diplomatique, qui là encore ne se préoccupe guère de la réalité
éducative qui se tient derrière les murs presque infranchissables de
l’établissement de Kodaira.
Damien Durand —
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